Expert en écologie des milieux aquatiques, David Schindler estime que seul le contrôle du phosphore produit des résultats contre la prolifération des algues.
La France Agricole : Pour identifier de nouvelles zones vulnérables, un seuil de 18 mg/l de nitrates pour l'eau de surface vient d'être retenu en France au nom de la lutte contre l'eutrophisation continentale. Y a-t-il une justification scientifique à ce seuil. Certains prétendent qu'il est mentionné dans la convention Ospar pour la mer du Nord, est-ce exact ?
David Schindler : Je n'ai jamais entendu parler d'un critère de 18 mg/l pour les nitrates dans l'eau de surface. Dans la majeure partie de l'Amérique du Nord, c'est un critère équivalent à 44 mg/l de nitrates (soit 10 mg/l d'azote) qui est souvent utilisé comme limite, seuil à partir duquel ils pourraient causer une méthémoglobinémie chez les nourrissons. Ces valeurs sont rarement utilisées dans les eaux de surface, mais sont de plus en plus fréquemment retenues pour les eaux souterraines dans les zones comportant de nombreux parcs d'engraissement de bovins et de porcs. Cette « norme » de 18 mg/l n'a pas de rapport avec l'eutrophisation et il n'y a aucune justification scientifique pour qu'il y en ait un. Je ne sais pas si elle est mentionnée dans la convention Ospar, mais je ne vois aucune raison scientifique pour qu'elle le soit.
Est-il approprié d'agir sur le levier d'azote pour lutter contre l'eutrophisation continentale ?
Comme je l'ai mentionné en 2012 dans un avis pour les actes de la British Royal Society, il n'y a absolument aucune preuve que la restriction de l'azote permette de réduire l'eutrophisation dans les lacs ou les estuaires. En revanche, il y a beaucoup de cas pour montrer que la réduction des apports de phosphore permet la restauration des lacs et un cas existe en estuaire avec l'archipel de Stockholm. Les tenants du contrôle de l'azote ont fait des tests de quelques heures à quelques semaines dans de petits contenants pour établir leur « preuve ». Mais comme l'ont expliqué Vitousek et al. dans une étude, de telles preuves apportées sur le court terme n'ont aucune incidence sur les réactions à long terme d'écosystèmes entiers, et c'est l'élément nutritif limitant ultime qui doit être contrôlé pour modifier l'eutrophisation de l'écosystème.
Dans le milieu de la recherche, il n'y a donc pas de consensus pour établir la responsabilité de l'azote ?
Il est juste de dire qu'il y a dans la communauté scientifique des divergences d'opinions sur la nécessité de retirer ou non l'azote, mais les partisans d'une telle limitation n'ont pas de cas à l'échelle d'écosystèmes entiers pour soutenir leur position. Au lieu de cela, ils s'appuient sur une logique floue dont nous avons prouvé avec les expériences grandeur nature de l'Experimental Lakes Area qu'elle était erronée. En revanche, il y a beaucoup de cas réussis de réduction de phosphore ayant conduit à la récupération de lacs. Parmi ceux qui sont d'accord avec moi, je peux citer Bob Hecky, Steve Chapra, Peter Dillon, Michael Paterson, Steve Carpenter, Eugene Welch, Anders Stigebrandt, Lars Hakanson, Andreas Bryhn, et bien d'autres. Mais notre groupe de chercheurs n'est pas aussi bien organisé et bruyant que celui qui favorise des restrictions générales sur l'azote, sans essais appropriés.
Quels enseignements ont été tirés de l'Experimental Lakes Area (ELA) ?
Dans la zone expérimentale ELA au Canada, nous avons ajouté dans les eaux des lacs étudiés du phosphore et de l'azote dans différentes combinaisons, lors d'expériences grandeur nature qui ont duré de 4 à 47 ans ! Au total, nos expériences ont totalisé l'équivalent de 79 ans d'ajouts d'éléments nutritifs, tout en surveillant ce qui se passait après que divers nutriments cessent d'être ajoutés. Résultat : ajouter de l'azote seul n'a jamais provoqué une augmentation de l'eutrophisation, tandis qu'ajouter du phosphore l'a toujours fait. Inversement, lorsque seul l'azote a été réduit sans contrôler le phosphore, les lacs n'ont pas été restaurés. En fait, leur état était même généralement aggravé, parce que la décroissance du rapport N/P qui résultait de l'enlèvement sélectif d'azote favorise des cyanobactéries qui peuvent capter l'azote de l'air et peuvent supplanter d'autres espèces en cas de faibles ratios N/P. Le contrôle du phosphore réduit toujours l'eutrophisation, en proportion de la concentration de phosphore dans les lacs.
Si à la fois du phosphore et de l'azote étaient réduits, la biomasse algale suivait le phosphore, et le surplus de nitrate s'accumulait dans les lacs. Dans les lacs peu profonds, l'excès de nitrates, après réduction du phosphore, a été dénitrifié en l'espace d'un an ou deux. Dans les lacs profonds tels que les Grands Lacs du Saint-Laurent, il a eu tendance à s'accumuler, probablement parce que des températures froides et un haut ratio pélagique/benthique ne favorise pas une dénitrification importante. Mais les concentrations résultantes n'étaient pas suffisamment élevées pour être nuisibles. Ces constats peuvent être considérés comme une preuve qu'un excès d'azote n'est pas nécessaire à la prolifération, sauf si plus de phosphore est disponible.
Par une expérience célèbre menée dans le lac 227, vous avez prouvé qu'en agissant sur le phosphore et non l'azote, on pouvait lutter contre l'eutrophisation. Pouvez-vous nous la décrire ?
Nous avons conduit des expériences sur six lacs entiers. Le Lac 227 en est dans sa 46e année. Nous avons ajouté de hautes doses de P et de N dans ce lac de 1969 à 1974, obtenant une énorme prolifération d'algues, toutes les espèces augmentant. Ensuite, de 1975 à 1988, on a réduit l'azote pour être dans un rapport de 5 à 1 vis-à-vis du phosphore (en poids). Cela a provoqué une domination par les cyanobactéries qui fixent l'azote de l'air, sans aucune baisse de la biomasse. En 1989, nous avons cessé d'ajouter de l'azote. La fixation de l'azote a augmenté une fois encore, et il n'y a pas eu de réduction de la biomasse d'algues mais juste une augmentation de la domination par les cyanobactéries.
J'ai publié une première étude dans Science en 1977 décrivant comment l'azote augmente lentement à la suite de la fixation et du recyclage. En 1987, nous avons publié un article montrant les taux de croissance de l'azote et du carbone, avec lesquels cela peut prendre 14 ans pour atteindre un nouvel état d'équilibre. On ne peut pas prédire ce phénomène avec des essais d'une journée, ou des expériences de quelques semaines en mésocosme (ndlr : dispositif expérimental confiné dont on contrôle les paramètres). Notre étude de 2008 décrit l'absence de restauration après l'arrêt complet des apports d'azote. Nos contradicteurs ont objecté que nous n'avons pas tenu compte de la lente perte d'azote, qui, selon eux commencerait à devenir limitante. Or, cela n'est pas arrivé, comme nous l'avons montré dans un article ultérieur en 2010. Nous avons maintenant des données jusqu'en 2014, et nos conclusions n'ont pas changé.
Connaissez-vous des exemples dans le monde où une action forte sur l'azote a produit des résultats ? En eau douce ? En eau salée ?
Je ne connais aucun cas où la réduction des entrées d'azote a permis à une masse d'eau de s'affranchir de l'eutrophisation, que ce soit en eau douce ou dans les écosystèmes marins. Le contrôle de l'azote est beaucoup plus cher que celui du phosphore, généralement 4 à 8 fois plus onéreux, et en l'absence de preuve à l'échelle de l'écosystème comme cela a été fait pour le phosphore, il n'existe aucune justification pour recourir à cette solution.
La France est confrontée à la prolifération des algues dans certaines baies bretonnes confinées, très plates et avec une faible profondeur d'eau. Le phénomène varie considérablement selon l'année. Certains organismes de recherche français font valoir que sur ce point, il n'y a plus de débat parmi les scientifiques : il faut agir sur l'azote parce que de grandes quantités de phosphore sont déjà stockées dans les sédiments et que nous ne pouvons rien faire contre lui. Qu'en pensez-vous ?
Le raisonnement selon lequel le relargage du phosphore émanant des sédiments rendrait le contrôle du phosphore inefficace n'est pas fondé sur la science à long terme des écosystèmes. Le phosphore à la surface des sédiments n'est élevé parce que les apports en phosphore provenant de l'extérieur sont élevés. Si cet apport externe est supprimé, le chargement interne diminue également, mais avec des temps de latence allant de quelques années à des décennies (voir les nombreuses études de cas).
La plupart des écologistes apprennent le terme d'hystérésis dans leurs études, mais ils ne semblent pas reconnaître le phénomène quand ils y sont confrontés. Au fil du temps, le chargement interne diminuera une fois les sources externes de phosphore éliminées, comme plusieurs études l'ont montré.
Comme je l'ai mentionné ci-dessus, le phosphore rejeté par les sédiments diminue progressivement si les sources externes sont supprimées. Cela prend plusieurs années pour rétablir des lacs, mais ce n'est pas permanent. La libération du phosphore peut être réduite en fournissant de l'oxygène dans les sédiments, comme le suédois Anders Stigebrandt l'a montré avec le programme Ambio en 2014 (ndlr : pompage d'eau de surface riche en oxygène pour l'envoyer en profondeur, afin de fixer le phosphore). Du fer peut aussi être ajouté pour verrouiller plus de phosphore dans les sédiments. Nous avons rédigé un article à ce sujet qui doit sortir dans les prochaines semaines dans Lymnology and Oceanography.
Il y a également des composés synthétiques qui peuvent précipiter le phosphore. Ces dernières solutions sont coûteuses, et aucune n'est une solution en soi, tant que les apports externes de phosphore ne sont pas réduits. Sans une telle diminution, le problème pourra se manifester à nouveau.
Y a-t-il des exemples dans le monde ou en Europe, où la lutte contre le phosphore a fonctionné ?
En Europe, il existe de nombreux cas de restauration après réduction du phosphore (voir le tableau 1 dans ce document présenté à la fin de février 2015 à Grenade devant l'Aslo, l'Association pour les sciences de limnologie et d'océanographie). Il n'y a pas d'exemple montrant que cela fonctionne avec l'azote. Certains ont prétendu qu'une salinité plus élevée empêcherait l'efficacité de la réduction du phosphore, mais ils ne peuvent pas expliquer les publications de Brattberg sur l'archipel de Stockholm, de sorte qu'ils prennent généralement soin de ne jamais en parler ! Ils ont affirmé que la région côtière de Himmerfjärden en Suède a été restaurée après que l'azote a été réduit, mais ils oublient de mentionner que le phosphore a également été réduit en même temps, et que l'estuaire n'était pas eutrophisé à l'origine. Bref, ils n'ont pas fait d'expérience sur l'ensemble de l'écosystème.
En 2006, vous avez participé au panel suédois pour la mer Baltique. Il a été décidé de réorienter les efforts de lutte vers le phosphore. Sauf pour la partie ouest de la côte suédoise où il a été établi dans le rapport final qu'il fallait plutôt agir sur les apports d'azote. Pouvez-vous expliquer ces différences. Le problème breton peut-il s'apparenter à la côte ouest suédoise ?
Dans la Baltique, les études montrent que très peu d'azote issu de rejets localisés et de l'utilisation des terres peut être retrouvé au-delà de quelques kilomètres des côtes. Les principales sources d'azote sont les dépôts atmosphériques et le recyclage interne. Notre comité scientifique était dans l'impasse à ce sujet. Une conclusion différente pour la Baltique occidentale a été établie car cette partie du rapport a été écrite par deux personnes qui sont parmi les plus ardents défenseurs de la réduction de l'azote. C'est la seule explication à cette différence de conclusion...
Je ne connais pas suffisamment la situation en Bretagne pour pouvoir la comparer avec la Baltique. Une ligne de conduite prudente serait de choisir un ou deux estuaires avec des problèmes clairement définis et d'essayer grandeur nature la théorie de l'azote, comme nous l'avons fait pour le phosphore dans les lacs. Il est stupide de procéder à des réductions coûteuses d'azote sur la base de données sujettes à caution, alors que ces mêmes indicateurs appliqués aux lacs se sont révélés erronés.
J'ai recommandé pour la première fois une telle approche lors d'une conférence des estuaires en 1979, mais personne ne l'a encore fait. Je prédis que si c'était testé, on vérifierait que « l'empereur azote » est tout nu !
Un chercheur à la réputation internationale Professeur émérite d'écologie à l'université d'Alberta, David Schindler a auparavant conduit pendant plusieurs décennies des recherches grandeur nature sur une série de lacs canadiens du nord-ouest de l'Ontario afin de mesurer l'impact respectif de l'azote et du phosphore sur la prolifération des algues (de 1968 à 1989). C'est principalement sur ces recherches que s'est construite la renommée internationale du chercheur qui a reçu nombre de distinctions (dont le prestigieux Prix Stockholm de l'eau et dernièrement la médaille Redfield de l'Association pour les sciences de limnologie et d'océanographie). Il est l'auteur de 325 publications scientifiques. En 2006, il a participé au panel d'experts qu'avait constitué le gouvernement suédois à propos de l'eutrophisation de la mer Baltique. S'en est suivie une réorientation des efforts de lutte vers le phosphore et non plus vers les nitrates (sauf sur la côte occidentale, voir pourquoi dans l'entretien). Par ses travaux démontrant la pollution de la rivière Athabasca, David Schindler a contraint l'industrie pétrolière des schistes bitumineux à revoir ses rejets (télécharger son CV en anglais). |
Bravo !
samedi 21 mars 2015 - 19h52
Félicitations à Philippe Pavard pour cet excellent témoignage. En France, nous avons Christian Buzon qui dit depuis longtemps la même chose. Il faudrait que nos responsables syndicaux, nos fonctionnaires, notre ministre et les écolos revoient leurs discours. Le "produire mieux" nous coûte trop cher. Rétablissons la vérité scientifique et limitons les contraintes environnementales.