Les émeutes de la faim remettent la question de la sécurité alimentaire sur le devant de la scène internationale. Les prix des denrées de base ont en moyenne doublé en un an. Cette flambée touche les pays les plus pauvres, en particulier dans les zones urbaines. Des villes qui ont vu affluer des milliers de paysans fuyant la misère des campagnes, sans pouvoir les accueillir. Mais la crise alimentaire touche également les agriculteurs les plus pauvres qui ne sont pas autosuffisants.
Quand 80% du budget des ménages est consacré à l’achat de nourriture, toute augmentation est vite insupportable, et se nourrir devient un luxe! Devant cette hausse abrupte, les manifestations des populations désemparées sont apparues sur tous les continents (voir la carte).
L’inflation qui frappe le prix des denrées de base tout autour de la planète reflète l’extrême tension qui règne sur le marché des produits alimentaires. D’un côté, la population mondiale ne cesse de grossir, accompagnée d’une demande supplémentaire de viande et de lait dans les pays émergents. Dans le même temps, l’offre alimentaire ne suit pas aussi vite (même si elle augmente), pénalisée notamment par des accidents climatiques (sécheresse en Afrique et en Australie) et par une agriculture «sous-développée» dans les pays pauvres.
Stocks au plus bas
Cette situation vient rappeler une caractéristique un peu oubliée des produits agricoles: un léger déficit de l’offre par rapport à la demande suffit à générer l’emballement des prix, comme l’a prouvé l’année 2007. Et, dans un marché où la part des échanges mondiaux des céréales ne représente que 10% de la production planétaire, la moindre alerte sur les volumes suscite une grande nervosité des opérateurs. A cet effet de levier s’ajoute une consommation mondiale de céréales qui dépasse l’offre de plusieurs millions de tonnes depuis quelques années, contraignant les utilisateurs à «taper dans les stocks». Les stocks mondiaux du blé sont ainsi au plus bas depuis 1995, alors que la consommation continue de grossir. Le ratio stocks-consommation a atteint son niveau le plus bas depuis 1975 (à 20% sur la campagne de 2007-2008).
Le détournement d’une partie de la production vers les usines de biocarburants constitue une autre raison avancée pour expliquer la hausse des prix. Les défenseurs de la filière mettent en avant des objectifs raisonnables du modèle européen, et dénoncent l’amalgame avec la stratégie des Etats-Unis. Ces derniers ont affecté 20% de leur maïs à l’éthanol en 2007 (soit 10% de la production mondiale), créant une tension sur le marché. «Enlever 60 millions de tonnes de maïs d’un coup du marché, alors que rien n’est organisé pour compenser cette production et que les stocks sont vides, c’est de la folie!», s’exclame Lucien Bourgeois, de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA). Pour l’économiste, un moratoire sur l’éthanol est nécessaire tant que la situation alimentaire est tendue, ce qui semble loin des projets des Américains qui veulent distiller 80 Mt de maïs cette année.
Ce contexte de faible disponibilité des produits agricoles, sans stock pour amortir les variations, a attiré les spéculateurs. Des investisseurs désireux de sortir leurs fonds des marchés financiers et de l’immobilier ont massivement pénétré le marché des matières premières. Cette spéculation, qui consiste à acheter pour revendre plus cher, entretient la hausse des prix. A tel point que les prix des matières premières se déconnectent de toute réalité «physique» des prix de revient.
Alors, peut-on se réjouir de cette hausse des prix agricoles initiée depuis deux ans? Pour certains experts, les prix hauts sont une aubaine pour les paysans pauvres. Avec la fin de la concurrence exercée par les produits importés à bas prix, ils peuvent enfin valoriser leurs cultures sur le marché intérieur, s’équiper, acheter des intrants et lancer le développement de leur agriculture. Malheureusement, tous n’en tirent pas profit: la hausse a bénéficié aux agriculteurs capables d’atteindre un certain niveau de productivité et disposant de l’organisation et des infrastructures nécessaires pour profiter de la demande. L’ampleur du malaise au Sud donnerait donc pour l’heure raison aux Cassandre, qui ont vu dans la hausse des prix agricoles une catastrophe à venir pour les pays pauvres. La facture céréalière s’est envolée de 57% pour les nations les plus dépendantes de l’importation, à la hausse du cours des céréales se cumulant celle du fret et du pétrole.
La FAO considère que trente-sept Etats sont menacés de troubles politiques et de désordres sociaux à cause de la montée brutale des prix des produits agricoles et énergétiques. Les prix hauts s’apprêtent à pousser 100 millions de personnes dans la misère, qui viendront s’ajouter aux 850 millions de mal-nourris. Une étude de l’ONU annonce 1,2 milliard d’affamés d’ici à 2025 si la situation perdure.
Devant la menace inflationniste, plusieurs pays freinent leurs exportations, comme l’Argentine, l’Ukraine, l’Egygpte, l’Inde ou la Thaïlande. Certains les bloquent, comme le Kazakhstan, qui a annoncé la semaine dernière un moratoire sur ses exportations de blé jusqu’en septembre.
L’insécurité alimentaire devient une préoccupation internationale. «Crise grave», «tsunami humanitaire et économique», «choc alimentaire mondial», «conséquences terribles avec risque de guerre»... Les descriptions de la crise alimentaire ont de quoi inquiéter.
Actions d’urgence
La situation nécessite des mesures d’urgence. Les regards se tournent vers l’agence de l’ONU, le Pam (Programme alimentaire mondial), qui a nourri 73 millions de personnes l’an dernier. Mais l’organisation pâtit elle aussi de la hausse des prix et recherche 500 millions de dollars de plus pour couvrir le surcroît de dépenses alimentaires et du transport (fret maritime et pétrole).
Autre action immédiate: la FAO veut lancer «une opération massive de distribution de semences et de fertilisants» dans les pays menacés par la pénurie alimentaire pour doper la production de la prochaine campagne agricole. Pour y parvenir, la FAO compte recueillir entre 1,2 et 1,7 milliard de dollars supplémentaires auprès de ses bailleurs.
A moyen terme, un rapport d’experts présenté à l’Unesco, souligne l’urgence de «changer les règles de l’agriculture moderne». Jacques Diouf, directeur général de la FAO, a pointé du doigt «les politiques agricoles erronées menées au cours des vingt dernières années», faisant allusion aux efforts insuffisants des banques en faveur de l’agriculture (ne bénéficiant que de 4% de l’aide publique au développement), à l’absence d’une politique de protection des ressources en eau et au développement des biocarburants. Le reproche est d’autant plus embarrassant que l’aide des pays européens a diminué l’an dernier.
Changer les politiques
Devant l’ampleur du désordre, l’agriculture revient dans les esprits comme fondement du développement. La Banque mondiale reconnaissait d’ailleurs, dans son rapport 2008, qu’une croissance du produit intérieur brut provenant de l’agriculture augmente le revenu des pauvres de deux à quatre fois plus qu’une croissance due à un autre secteur. C’est un changement de regard pour la Banque mondiale qui, avec le FMI, a plutôt encouragé le développement urbain et industriel des pays pauvres en sacrifiant leur agriculture. Les villes, politiquement importantes, étaient alimentées à bas prix grâce à des importations massives à des cours mondiaux bas. Le bilan est une agriculture oubliée, comme en Afrique noire, qui constate un manque d’infrastructures de transport, de stockage et de réseau de commercialisation. Une nouvelle révolution verte, devra accroître la production dans les zones aujourd’hui à risque alimentaire... d’autant qu’elles accueilleront la quasi-totalité de la croissance démographique.
Les discussions à l’OMC se précipitent à nouveau A Genève, le comité des négociations agricoles de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) se hâte pour régler de nombreux détails techniques. Des «avancées» ont été enregistrées ces dernières semaines. Il s’agit de trouver un accord sur les règles de diminution des droits de douane et des subventions. L’objectif affiché par Pascal Lamy, directeur général de l’OMC, est de conclure le cycle de négociations de Doha d’ici à la fin de l’année. Une réunion ministérielle pourrait être organisée vers le 20 mai 2008. La crise alimentaire «n’a pas changé fondamentalement les discussions pour le moment», affirmait récemment Crawford Falconer, président du comité des négociations agricoles. Le gouvernement japonais a pourtant indiqué qu’il souhaitait saisir l’OMC, inquiet de l’attitude des pays producteurs qui réduisent leurs exportations. En Europe, la hausse des prix donne aux libéraux des arguments pour pousser au démantèlement des outils de régulation des marchés et réduire le budget de la Pac. Tandis que pour Michel Barnier, suivi par son homologue allemand, la crise actuelle doit inciter à la prudence. Il plaide pour que l’UE reste une «puissance agricole forte». (Ph. C.) |
Questions à JACQUES CARLES, délégué général de Momagri (*) «Une régulation nécessaire par une organisation mondiale»La libéralisation serait-elle une catastrophe? Si les marchés agricoles sont totalement libéralisés, nos simulations montrent une amplification de la volatilité des prix des grandes cultures avec une tendance baissière, ainsi qu’un effondrement des prix des productions bovines. La spéculation sur les marchés des matières premières serait accrue et amplifierait la volatilité naturelle des cours. Ce ne serait pas viable. Comment envisager un encadrement des prix à l’échelle mondiale? Momagri propose une organisation mondiale de l’agriculture. Des prix d’équilibre seraient définis par zones économiques homogènes (Europe, Afrique de l’Ouest, Amérique du Sud, etc.) dans le cadre d’un accord international. Les échanges entre ces zones seraient régulés avec des mécanismes de restitutions et de prélèvements. Un dispositif de suspension des cours pourrait décourager la spéculation excessive. _____ (*) Mouvement pour une organisation mondiale de l’agriculture. |
Questions à GÉRARD RENOUARD, président de l’AFDI (*) «Pour une agriculture familiale et vivrière»Les prix élevés sont-ils une chance pour les agriculteurs? Des prix rémunérateurs, c’est toujours bon pour le moral des paysans, au Nord comme au Sud. Avec les prix élevés, un espoir vient de naître chez les paysans pauvres de pouvoir vivre de l’agriculture. Il faut enrayer l’exode rural. Quels sont les enjeux pour l’agriculture du Sud? Nous défendons une agriculture familiale, à responsabilité familiale directe, qui alimente en priorité les marchés régionaux et nationaux. Cette agriculture, ainsi qu’une organisation collective des producteurs, sont la clé d’un développement économique et social durable. La production peut nettement s’améliorer, avec des semences et des intrants de qualité: passer de rendements de 8 à 16 q/ha, c’est possible! En Afrique de l’Ouest, la fertilisation est en moyenne de 8 kg d’azote/ha. Il faudra également une volonté forte des Etats pour développer l’accès au crédit et les infrastructures. Et pour le Nord? Tenir nos potentiels de production serait déjà un vrai défi, compte tenu des contraintes environnementales et de la concurrence sur le foncier. Nous n’avons pas à avoir honte de nos aides, mais nous pouvons militer pour que les pays pauvres puissent atteindre notre niveau de développement. _____ (*) Agriculteurs français et développement international, association liée à la FNSEA-JA. |
par Sophie Bergot (extrait de la France agricole n° 3232, du 25 avril 2008)
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