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Jean Mouzat/Modef

« Plus on vend cher, plus on doit payer cher le producteur » (interview)

Publié le jeudi 22 octobre 2015 - 11h17

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Jean Mouzat, président du Modef - © C.Faimali/GFA
Jean Mouzat, président du Modef - © C.Faimali/GFA

Au cœur de la crise, La France Agricole fait réagir les responsables syndicaux. Après Xavier Beulin, président de la FNSEA, le 10 septembre, Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération paysanne, le 24 septembre, Bernard Lannes, président de la Coordination rurale, le 13 octobre, voici, pour clore ces rendez-vous, l'interview de Jean Mouzat président du Modef. Celui-ci demande un retour à des prix minimaux rémunérateurs pour les producteurs et l'instauration d'un coefficient multiplicateur qui lient prix de vente et prix à la production.

 

La France Agricole : Quel est votre jugement sur les mesures prises pour faire face à la crise ?

Jean Mouzat : C'est une enveloppe importante pour contrer les effets de cette crise profonde, 600 millions avec 150 millions d'aides directes. Mais ce n'est pas suffisant. Il aurait fallu donner la priorité à la trésorerie des exploitations en mettant des garde-fous. Il faut privilégier les jeunes et ceux qui sont dans une difficulté financière due à la crise. On ne devrait pas distribuer uniformément à tout le monde. Ensuite, il y a des situations « criardes ». Mais ont-ils tous réfléchi à leur système ? A la télévision, un éleveur témoignait : « J'ai 100.000 dindes et la solution serait d'avoir de l'argent public pour atteindre 150.000. C'est un cercle infernal. Il pense s'en sortir en s'agrandissant. Je pense exactement le contraire. Il faut revenir à des exploitations à taille humaine, maitrisées par l'exploitant. On en est aux antipodes sous la pression que l'agrobusiness exerce sur la ferme France.

 

Comment évaluer les besoins prioritaires ?

On a les moyens sans s'ingérer au cœur de la comptabilité de savoir ce qui se passe dans les exploitations. On aura alors les leviers pour redistribuer ces aides de façon plus équitable.

 

Sur quels leviers peut-on agir ?

On peut avoir un regard sur la gestion : que s'est-il passé ? Faisons des audits. On ne peut pas balancer de l'argent public pour retrouver les mêmes agriculteurs en difficulté. Ce n'est pas de leur faute : ils sont dans un schéma qui les écrase. Il faut des prix. Ce « toujours plus » n'est pas la solution ni pour les consommateurs, ni pour les producteurs.

Avant, une exploitation avec 50 vaches permettait à une famille de vivre et de participer à la qualité de vie du village. Ce modèle a disparu. L'agriculture a quatre rôles : le rôle économique, qu'on ne peut pas lui enlever, un rôle social, environnemental et culturel. Elle en abandonne certains. Aujourd'hui, l'entretien de l'espace ne se fait plus parce que les exploitations sont trop grandes. Dans ma commune, les agriculteurs entretenaient les zones humides envahies désormais par les aulnes qui pompent 1 m³ d'eau par jour. On a asséché nos rivières. Du côté de la qualité de vie, je suis aussi maire de ma commune, Chantiez à côté de Tulle, et vice-président de de Tulle agglo. Depuis 30 ans, j'y organise un festival aux champs qui reçoit les têtes d'affiche de la chanson française pendant quatre jours. J'avais fait le pari de ramener la culture dans notre rural profond. Nous avons créé la boîte en zinc, une salle de spectacle avec une acoustique impeccable, qui reçoit des groupes en résidence. Les agriculteurs participent au maintien de la culture rurale.

 

Quand estimez-vous qu'a eu lieu cette rupture que vous dénoncez ?

Depuis 1992 et la Pac, tous les fonds qui ont transité dans les exploitations n'ont jamais permis d'augmenter le revenu agricole. Ils sont partis vers des investissements pas toujours productifs. Il y a un suréquipement matériel manifeste. C'est une course effrénée à l'agrandissement et à la production. L'agriculture avait besoin de se moderniser au sortir de la guerre. Mais ensuite les revenus et les conditions de travail se sont dégradés. On le voit au travers des suicides. Les agriculteurs sont dans un état de souffrance profonde !

Je suis en EARL sur 220 ha en élevage bovin-céréales et un peu de légumes avec deux salariés et mon épouse. En 1982, j'avais des ovins. Avec le chèque des 25 agneaux vendus au marché, on avait acheté une voiture neuve... pas le plus gros modèle, bien sûr ! une Renault 5. Aujourd'hui pour acheter l'équivalent, une Clio, il faudrait 170 agneaux et les aides de l'Europe ! Où est passée la différence ? Et depuis, le cheptel ovin français a disparu.

 

Quelles mesures attendez-vous ?

Des prix. La loi nous en empêche et exige de produire en concurrence libre et non faussée. Il faut produire toujours plus et à moindre prix. Cela ne va pas pouvoir durer longtemps. Je propose des prix minimaux au-dessous desquels l'agriculteur ne peut pas vendre sa production. On sait calculer le prix de revient d'un kilo de porc ou de viande bovine. Sans oublier d'y ajouter la rémunération du travail de l'agriculteur. Aujourd'hui, les revenus des paysans français sont une catastrophe.

 

Concrètement comment vous déterminez ce prix ?

Il faut réunir une intersyndicale et l'interprofession, même si on n'est pas d'accord.

 

Comment cela s'articule avec l'Europe ?

Il faut une conférence européenne. Sans doute est-il nécessaire que l'on fasse un sommet de l'Europe. Quand on voit tous ces rôles que jouent les paysans, ce sont les peuples de l'Europe qui vont souffrir de cette disparition du monde agricole. Que veut dire la modernisation ? Je suis d'accord pour le bien-être animal mais que de bêtises on a fait en son nom. Avec les robots, on crée des usines. Et on se prive de cette force vive qu'est la présence paysanne sur le territoire, alors que c'est le plus efficace et le moins cher.

 

Quelle transition proposez-vous aujourd'hui, par exemple pour les éleveurs de porcs ?

Il faut en débattre. Celui qui a 2.000 porcs à l'engraissement nourris avec des protéines importées doit réduire. Il bosse déjà jour et nuit pour rien. Ce n'est pas en passant à 4.000 qu'il s'en sortira. Mieux vaut en faire 1.000 avec d'autres marges. Il va y avoir une catastrophe sociale si on continue à pousser les gens dans leurs retranchements comme cela. Revenons à une agriculture respectueuse des hommes et des espaces. On a les moyens de le faire. Il le faut, sinon on va dans le mur.

 

Vous désignez comme ennemi les GMS et les transformateurs.

Mon père et mon grand-père accusaient les bouchers. Aujourd'hui, ils ont disparu. On n'a plus cette proximité de la transformation. On a ces grosses unités de transformation qui sont en train de tuer l'agriculture. Elles ont mis en place des élevages intégrés, hors sol. Au prétexte de modernisation, cela s'est retourné contre les agriculteurs et avec une misère paysanne au bout. Le gens ont travaillé 50 ans et ils n'ont pas un sou. Ils sont ruinés. Il n'y a pas une autre profession traitée comme cela.

 

Comment réduire le pouvoir des transformateurs ?

Mais ils refusent de participer au marché du cadran breton et même de s'assoir à une table de négociation avec les pouvoirs publics. C'est inadmissible. Ils ne donnent pas l'exemple. C'est insupportable.

 

Cela voudrait-il dire que l'on ne peut pas imposer de prix au marché ?

Non. On veut nous faire accepter cela avec en tête de pont le président de la FNSEA. Il est profondément libéral. Il a le droit de penser cela. Mais je me battrai pour penser autrement.

 

Vous proposiez d'instaurer un coefficient multiplicateur entre le prix au producteur et le prix final au consommateur...

C'est toujours d'actualité. Ce coefficient est simple : plus on vend cher, plus il faut payer cher au producteur. Le porc c'est de la viande, des protéines qui permettent à un être humain de vivre. Or cela vaut trois fois moins cher qu'un kilo de terreau. Où sont passées nos valeurs ? Je suis sûr que même avec du porc à 2 euros, cela n'aurait aucune incidence sur le consommateur. Il suffit de regarder les marges. Le prix du porc varie d'un facteur un à dix. Oui il faut faire des marges mais les transformateurs, les GMS font des profits anormalement considérables. C'est toujours le même qui tient le couteau pour partager le gâteau.

 

Est-ce que cela peut fonctionner ? Sur quelles forces s'appuyer ?

L'agriculture et le territoire sont en de telles difficultés qu'il faut une prise de conscience forte des consommateurs. Il y a une éducation à faire. Il faut recréer les réseaux de proximité qui existaient. Avant les hôpitaux achetaient aux locaux. Aujourd'hui leurs cuisiniers ont juste besoin d'un opinel pour ouvrir les colis importés d'Allemagne. Les GMS ont mis la pression sur les politiques, sur l'hygiène et toutes ses normes. On a fermé les abattoirs, les entreprises. Et où est la traçabilité ? En France, on est bon sur la traçabilité. On sait faire. Les agriculteurs sont dans cette démarche. Privilégions la qualité en préservant les hommes et les territoires. Les seuls intérêts défendus aujourd'hui sont des intérêts de rentabilité maximale, sans se soucier du devenir des gens.

 

Les consommateurs devront-ils alors payer plus cher ?

Non, c'est ce que la grande distribution veut faire passer comme idée. Ce n'est pas vrai. Les prix à la production n'ont jamais bougé depuis 30 ans alors qu'à la consommation ils ont augmenté d'environ 60 %. Si on analyse le prix d'un produit depuis sa production jusqu'au panier de la ménagère, il y en a qui s'en mettent plein les poches. Le consommateur qui regarde la crise agricole ne connaît pas le fond du problème. Il ignore combien est payé un porc au producteur. Faisons passer de la vraie information. Et qu'on arrête de dire, sous prétexte que c'est rentable du point de vue publicitaire, que c'est Bigard qui vend la meilleure viande.

 

Comment le faire ?

C'est du pied à pied, partout y compris dans les rassemblements festifs et à la sortie d'une GMS. On n'arrêtera pas tout ça d'un trait de plume. Mais il faut se donner les moyens.

 

Pour encadrer les prix dans une économie mondialisée, faut-il se protéger aux frontières ?

Si demain notre pays est en péril, je n'aurai pas de scrupule à répondre « oui » car d'autres pays le font. Il faut trouver une solution au niveau européen. Je suis viscéralement attaché à l'Europe, mais il faut qu'elle mette en place une économie au service des hommes. On ne peut pas laisser la Commission européenne faire la pluie et le beau temps, alors qu'elle n'est même pas élue par les peuples.

 

Empêchera-t-on les produits de nos voisins européens d'envahir notre marché ?

Si on applique les règles de traçabilité, ça va faire du tri.

 

Faut-il aussi réguler l'offre ?

Si les gens gagnaient leur vie, pas besoin de barrières, je suis sûr qu'ils se réguleraient tout seuls. On n'a pas à s'ingérer. Aujourd'hui, on dit aux gens : si tu bouffes ton voisin, tu travailleras peut-être un peu plus mais tu seras plus heureux parce que tu vas gagner de l'argent. Alors le gars va acheter un nouveau tracteur, une nouvelle machine, mais il aura surtout de plus en plus de mal à rembourser ses annuités d'emprunt. On est au bout d'un système.

 

L'esprit coopératif existe-il toujours ?

Dans mon fond intérieur je suis un fan de la coopération. Mais pas quand on voit ces énormes coopératives créés au prétexte de modernisation. Les coopératives qui étaient à taille humaine se sont fourvoyées dans une réflexion ultralibérale pour la plupart d'entre elles. Je ne vois pas de différence avec les sociétés privées. Le raisonnement est le même. Je suis pour recréer des coopératives. Je suis aussi pour les initiatives privées mais avec des proportions à taille humaine. Les bouchers gagnaient leur vie tout en promouvant nos productions de viande de qualité. L'organisation de la production et de la commercialisation agricoles ont complètement changé. Il n'y a plus de foires, où les gens menaient des combats politiques. Aujourd'hui, c'est chacun pour soi, et je le regrette profondément.

 

Jusqu'où imaginez-vous la mise en commun des moyens de productions entre agriculteurs ?

Je bataille pour que les agriculteurs s'unissent. Au-delà de l'aspect économique, les outils en commun sont des laboratoires d'analyse, des lieux de confrontation d'idées pour que les agriculteurs. Quant aux limites, les agriculteurs sont de professionnels. S'ils ont les moyens de réunir un bon outil, ils sauront trouver entre eux le juste équilibre. Je participe à des groupes de travail, une Cuma : on n'a aucun souci pour trouver la limite au-delà de laquelle le groupe ne fonctionne pas. Il y a des Gaec à sept ou huit qui marchent très bien. Ce ne sont pas les Gaec qui vont le plus à l'agrandissement, mais les individuels qui ont justement l'esprit individualiste et veulent rester des chefs d'exploitation. Il faut freiner cet agrandissement à tout va... Le contrôle de structures existe, même si un temps fut où les dossiers arrivaient tout ficelés à la CDOA... Il faut respecter les règles. Quant aux Cuma, elles ne devraient pas pouvoir refuser des adhésions de jeunes par exemple.

 

De quels syndicats êtes-vous proche ?

Cela dépend des problèmes abordés. On est différent de la Confédération paysanne parce qu'ils portent une image un peu excessive. Il faut tenir compte du progrès, des valeurs économiques et sociales. Il ne faut pas sombrer dans des schémas qui conduiraient à des modes de production d'un autre âge, alors que des efforts louables ont été faits en matière d'équipement. Il est toujours excessif de croire que l'on a les seules idées défendables. Sur le terrain, je travaille avec des gens des FDSEA et de la Conf'. Ce sont les orientations nationales qui nous séparent. Dans les départements, on vit les mêmes difficultés. Au niveau national, la FNSEA est dans un schéma très libéral et d'agrobusiness. J'en suis à mille lieues. Notre société a évolué. Il y avait besoin de moderniser l'agriculture. Mais on est tombés dans un excès. Et on a éloigné le consommateur de la production, des paysages, de la connaissance du monde rural. Je ne suis pas écolo, je ne crois pas au tout bio. Je suis pour une agriculture raisonnée. Je fais confiance à nos chercheurs. On a fait des progrès considérables dans la médecine, la pharmacie, mais aussi pour soigner les cultures.

 

Quelle sera le thème de votre congrès du début de novembre ?

« Terre-Capital-Travail ». La terre, c'est le support. Le capital, parce qu'aujourd'hui le prix de la terre risque de flamber dans les années à venir, il faut être vigilant là-dessus. Et le travail sur les territoires, parce qu'on a le souci d'avoir une présence d'agriculteurs nombreux sur le territoire. Il faut que les agriculteurs puissent accéder au foncier, en étant imaginatifs : y a-t-il nécessité pour les jeunes aujourd'hui d'acquérir le foncier pour s'installer ? Les collectivités locales n'ont-elles pas les moyens d'empêcher des exploitations de filer à l'agrandissement, par des dispositifs relais par exemple ? Cela participerait au mélange social et sociétal, cela créerait des liens... Et cela, c'est de la politique au sens noble.

 

Y a-t-il pour vous une définition de l'agriculteur ?

La définition d'un statut pour l'agriculteur a été une grande bataille. Dans ma région, l'agriculteur était souvent pluriactif. Ça ne me gêne pas parce que ça bénéficie à l'économie d'un territoire. Ce sont des gens qui participent activement à la fois à l'économie et à l'entretien des espaces. Pour moi, l'inscription à la MSA suffit, il n'y a pas besoin d'un registre pour savoir ce qu'est un agriculteur. En revanche, je me suis toujours opposé au terme de chef d'entreprise, car ça ne correspond pas à notre métier. Dans une entreprise, tout est rationalisé. Ce n'est pas le cas quand on travaille avec du vivant. Quand on a des bovins, je vous assure qu'il faut changer d'emploi du temps souvent dans la journée.

 

Dans quels départements est présent le Modef ?

Nous avons 5.000 adhérents et nous sommes présents dans 45 départements. On a des difficultés à mobiliser les agriculteurs pris par des cadences infernales. Partout la vie est devenue trépidante.

 

Propos recueillis par Bérengère Lafeuille et Marie-Gabrielle Miossec


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