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Article 5 :

Ils se battent pour franchir le cap

« Nous sommes du chiendent, ce sera dur de nous arracher ! » Les agriculteurs endettés ont une obsession : tenir jusqu'à la récolte, qui devra être bonne et bien payée. Car les prix actuels sont ceux de la misère.

Aucun secteur n'échappe à la crise : le lait ou les céréales depuis un an, mais aussi le porc, les fruits et légumes depuis cinq ans. Les exploitants qui ont connu un accident sanitaire, des ennuis techniques ou qui ont eu un pépin de santé, tout comme les récents investisseurs, sont menacés à court terme : ils se battent, adaptent leur système de production à l'extrême volatilité des cours, prennent le risque pour ceux qui sont les plus en péril de se placer sous la protection des tribunaux.

Yohan Revaud est en colère : « Nous perdons 5.000 euros par mois sur le lait. » Il s'est installé en famille à Glenay (Deux-Sèvres) il y a dix ans. Geoffroy Lalu l'a rejoint en 2006. A eux deux, ils cultivent 240 hectares et disposent d'un quota de 650.000 litres.

Leur taux d'endettement dépasse 70 %. Chacun prélève 1.500 euros par mois « pour faire face à notre vie de famille et aux prêts JA ». Dès avril 2009, quand leur paie de lait s'est effondrée, ils ont passé au crible leurs dépenses, renégocié avec tous leurs fournisseurs.

Geoffroy insiste : « Nous avons abandonné l'idée de passer en ration sèche, plus pratique, plus productive en litrage mais trop coûteuse. Jamais nous n'avons été aussi pointus. Notre dette à court terme, passée de 20.000 à 50.000 euros, semble stabilisée. Nous avons négocié un point de baisse sur nos prêts mais pas de prêts de consolidation. Nous en avons assez. »

En revanche, ils ont déposé un dossier pour bénéficier de la procédure dite « Dacs-Agri », la partie du plan de sauvegarde réservée aux agriculteurs en difficulté (Lire Plan de soutien : une nouvelle circulaire définit le dispositif d'accompagnement spécifique des agriculteurs). Yohan et Geoffroy s'insurgent. « Notre lait, avant toute rémunération, revient à 290 euros. On nous annonce des céréales à 90 euros en prévisionnel, du lait à 280 euros. Pas une boutique ne tient avec ces prix. »

 

De gros quotas concernés 

Ces jeunes ne font pas exception dans les Deux-Sèvres. André Burbaud, conseiller de gestion au CER, décortique depuis plus de dix ans les dossiers des agriculteurs en difficulté : « Nous recevons trois dossiers laitiers par mois et non plus par an. Et de gros investisseurs.

Dans le département, il y a une dynamique d'installation sur des systèmes laitiers importants. En huit ans, les investissements laitiers ont été multipliés par deux. L'année 2009 a été techniquement et économiquement dure. Tout le monde s'est cabré : les banquiers sur le court terme, les fournisseurs sur leurs factures impayées.

Pour l'instant, tout le monde fait le dos rond en attendant l'été. » Jusqu'à présent, un tiers de ces dossiers se réglaient hors procédure, un tiers à l'amiable. Les derniers dossiers allaient jusqu'au plan de redressement, avec 60 % de réussite. « Ce qui est nouveau, ce sont des exploitants qui viennent pour tout arrêter. »

 

En attendant la récolte 

Tout comme André Burbaud, les agriculteurs bénévoles à l'Atex (Association pour l'appui technique et économique des agriculteurs en difficulté), dans l'Eure, constatent que les frais bancaires des dossiers ont explosé : « Ils atteignent jusqu'à 3.000 euros », souligne Mireille Lang-Cadiou. Eleveur laitier, elle partage avec Gérard Dubuisson, céréalier, la présidence de l'Atex.

Sous des appellations diverses, la plupart des chambres d'agriculture hébergent une association dite « Agridiff ». Ce soutien organisé par les organisations professionnelles se situe souvent avant toute procédure amiable ou judiciaire, solutions qui ne sont cependant pas exclues quand le cas l'exige.

Dans l'Eure, le revenu agricole s'est effondré de 97 % en 2009, avec une chute sévère pour les céréales et le lait. Selon Mireille Lang-Cadiou, « le nombre de dossiers n'a pas encore bougé. Mais la taille des exploitations augmente : nous sommes passés à 100 hectares, à des quotas de 350.000 litres de lait, soit la ferme moyenne départementale ». Trois quarts des dossiers sont en polyculture-élevage. Selon Gérard Dubuisson, « depuis 2005 les dettes à court terme des dossiers Atex ont été multipliées par deux, passant de 150.000 à 300.000 euros ».

Les dettes à court terme sont le véritable baromètre de la dégradation de la situation. Vérification faite auprès du Crédit agricole, les prêts à court terme en France représentent 15 % de l'encours des agriculteurs, un chiffre stable. Et, depuis un an, le taux de créances douteuses et litigieuses du banquier vert n'a pas bougé.

Ce sont donc les fournisseurs qui patientent jusqu'à la prochaine récolte. L'observatoire des dettes de la Marne enregistre une hausse de 10 % des retards « toutes dettes comprises », selon Gilbert Godet, directeur de l'Adasea. « Le plan Sarkozy amoindrit les chiffres. La profondeur de la crise se mesurera à la prochaine récolte », souligne-t-il.

Pour Jean, maraîcher dans les Bouches-du-Rhône, la crise a frappé il y a cinq ans sous forme d'un impayé de 60.000 euros. Sa vie a viré au cauchemar. Aujourd'hui, à 61 ans, il est convoqué au tribunal de grande instance de Tarascon, soutenu par Solidarité paysan. Cette association proche de la Confédération paysanne rayonne sur cinquante départements.

 

Procédure judiciaire 

Francis Thomas, responsable salarié de Solidarité paysan Provence, est en poste depuis quatorze ans. « Nous avons reçu autant de dossiers entre septembre et décembre 2009 qu'en une année, soit une cinquantaine, surtout des maraîchers et des arboriculteurs.

Ces producteurs ne peuvent jamais se refaire, y compris en début de saison. Dès que les prix montent, les acheteurs se fournissent ailleurs. Cet hiver, la salade est passée de 15 à 80 centimes en trois jours à cause de la neige. Le quatrième jour, les maraîchers n'ont rien vendu. » Un tiers des dossiers passent par la procédure judiciaire en Provence. Vingt-cinq agriculteurs ont été convoqués ce jour-là à Tarascon, dont seize à la demande de la MSA. Certains ne viendront pas.

Pourtant, la juge est conciliante avec les agriculteurs, aux dires de Francis Thomas. Il accompagne neuf exploitants : d'anciens saisonniers qui ont repris des serres pour ne pas perdre leur emploi, submergés par la « paperasse», des maraîchers de longue tradition comme Jean ou Pierre.

Le plan de redressement du premier a été accepté : il travaillera jusqu'à 70 ans. Il repart soulagé de garder sa maison, malheureux de devoir compter sur 280 euros de RSA pour joindre les deux bouts. Pierre, lui, a déjà accepté de vendre un terrain pour effacer une dette de 200.000 euros. Mais vu la longue crise des légumes, il lui fallait un nouveau délai de six mois pour la vente. La juge y a consenti. « Peut-être que cet été sera enfin la bonne saison », ne peut-il s'empêcher d'espérer.

 

Prêts à tout arrêter 

 « Nous sommes du chiendent, durs au travail, durs à arracher à la terre de nos ancêtres. » Selon Francis Thomas, « la moitié des nouveaux qui nous contactent souhaitent tout arrêter pour stopper la casse.

Pourtant, ici, le tribunal laisse les gens essayer de repartir. Les banques qui, au départ, nous voyaient d'un mauvais œil financent une part de notre action. Cela leur évite des contentieux bien plus problématiques. » Selon notre enquête, au prix d'efforts intenses, parfois de cessions d'actifs, d'emplois extérieurs souvent tenus par des femmes, neuf agriculteurs en difficulté sur dix arriveraient au bout de leur plan de redressement (un sur dix dans l'artisanat).

Cette fois, il s'agit d'attendre le mois d'août, la nouvelle récolte, les nouveaux bilans, pour évaluer la profondeur de la crise. « C'est obligé que les prix remontent », se prend à espérer Yohan Revaud.

 

 

Le RSA, une réponse inadaptée à la situation actuelle de crise

Parce qu’il y a urgence, ils étaient 9.400 agriculteurs à avoir obtenu en décembre 2009 le bénéfice du RSA (revenu de solidarité active). Selon les dernières statistiques de la MSA, chaque mois c’est près de 1.500 dossiers qui sont reçus dans l’ensemble des caisses.

A la fin de février, 5.800 dossiers étaient en attente de traitement. En réalité, près d’un demandeur sur deux renoncerait face à la complexité des documents à remplir.

Sans compter les agriculteurs qui refusent a priori de demander une aide au revenu à l’Etat, estimant que la justice serait que leur travail les nourrisse. Sur les 1.500 qui finalisent leur dossier, un sur deux ne satisfera pas aux conditions actuelles?: le revenu de référence tient compte de la moyenne triennale.

Les organismes agricoles argumentent pour que soit pris en compte l’excédent brut d’exploitation de l’année précédente, augmenté des frais financiers et diminué des charges d’amortissement.

Parce que chaque conseil général est maître de la décision finale, la MSA souhaite harmoniser les critères d’un département à l’autre. Enfin, l’analyse du dossier tient compte des avantages en nature et de tous les revenus de la famille, y compris l’emploi du conjoint.

L’impact soudain de cette crise profonde sur le revenu n’est donc pas pris en compte. Le RSA n’est pas la solution miracle annoncée.

 

 

Prévention du suicide : oser se parler

Il n’existe pas de statistiques par profession. Mais les spécialistes pointent les circonstances aggravantes des suicides : la solitude, l’isolement, les difficultés financières, le célibat, conditions hélas trop souvent réunies dans certaines exploitations.

La crise a un effet d’autant plus dévastateur que les agriculteurs culpabilisent face à la mise en danger du patrimoine transmis par leurs parents.

La baisse du nombre d’agriculteurs, la dilution des réseaux sociaux (syndicats, groupes de travail, villages) n’aident pas les exploitants à parler de leurs difficultés, pourtant partagées.

La MSA s’est penchée sur les méthodes de prévention du stress et du suicide : groupe de parole, réseau dense de repérage des personnes en souffrance, numéro vert avec possible rencontre d’un médecin.

Enfin, trente départements proposent un programme « Avenir en soi » pour voir comment rebondir.

 

 

Prix instables : la règle ou l’exception

« Aux prix actuels, seuls 25 % des éleveurs laitiers s’en sortent », estiment les CER de la Bretagne. Qui signalent par ailleurs que 17 % des éleveurs de porcs dans les Côtes-d’Armor ont un endettement supérieur à 100 %. Des céréales aux productions maraîchères ou animales, l’année 2009, dont l’impact commence seulement à apparaître dans les comptabilités, aura été celle des prix cassés.

Alors, crise conjoncturelle ou structurelle ?

Pour la Confédération paysanne, la faillite des modèles fort consommateurs de capital est patente. Il faut revenir à des entreprises à taille humaine qui parient sur le travail et captent de la valeur ajoutée.

Pour la FNSEA, la bataille sur les marchés et sur les coûts de production franco-français n’a pas encore été livrée.

Les experts qui assurent la veille économique au CNCER voient l’émergence d’une nouvelle « entreprise flexible » : elle se pilote avec comme premier indicateur ses coûts de production, adapte ses volumes et ses intrants au niveau de prix espéré.

La brutalité de la chute a surpris tout le monde. Les agriculteurs qui avaient investi davantage ces dernières années, parfois en autofinançant leur matériel, ont vu leur trésorerie se dégrader rapidement sans pouvoir réagir.

Selon Philippe Boullet, qui organise cette veille, les repères vont changer : les notions de prix d’équilibre et de coût marginal vont désormais hanter les analyses de gestion.

« Il faut se dire que l’instabilité est devenue la constante sur nos marchés, que les prix de 2008 étaient l’exception. Il faut saturer au maximum les facteurs de production, développer les partenariats entre agriculteurs pour éviter d’investir trop, viser une rentabilisation rapide des investissements.

La gestion à moyen terme, ce sera celle des partenariats et des compétences à partager. La gestion à long terme, ce sera la rotation et l’agronomie. Le plus dur sera de dépasser la colère actuelle pour aller vers le renouvellement de la réflexion et du développement.

 

par Marie-Gabrielle Miossec

(publié le 9 avril 2010)

 



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